Memetics Story

Posted: November 23, 2016 at 10:00 pm

DRUIDE : Celui qui est trs savant

PREMIRE MISSION :

SECONDE MISSION :

TROISIME MISSION :

LES DRUIDES DANS L'ANCIENNE SOCIT CELTIQUE

Envisags au sens large, c'est--dire en tant qu'ils forment une classe sacerdotale, les druides offrent l'exemple accompli d'un groupe assumant au niveau le plus lev les valeurs, non d'un tat, mais d'un ensemble ethnique tout entier, dont il reprsente la foncire unit en mme temps qu'il contribue puissamment la maintenir, en dpit d'une grande dispersion dans l'espace - des rives de l'Atlantique la Cappadoce. Leur prsence, il est vrai, n'est pas formellement atteste partout dans le monde celtique; mais ceci tient, en partie au moins, l'indigence de notre information. Celle-ci repose sur les notices occasionnelles livres par la littrature grecque ou latine relaye, en Bretagne insulaire et surtout en Irlande, par une littrature mdivale hautement conservatrice, mais christianise. Au demeurant, le nom mme de druides n'est pas connu en dehors du celtique. Mais, de quelque manire que chaque nation celtique ait organis ce corps complexe, l'essentiel est qu'il conserve un statut minemment archaque qui l'apparente, parfois jusqu'au dtail, aux confrries homologues connues dans d'autres rgions conservatrices du monde indo-europen : Rome avec les flamines et les pontifes, dans l'Inde pr-bouddhique avec les brahmanes, ces derniers ayant mme l'poque historique cristallis en une classe ferme - la premire des trois castes fondamentales - la position minente et les liens avec l'aristocratie dirigeante qu'ils dtenaient aux temps vdiques.

Or, ce dernier trait est prcisment l'une des spcificits de l'ordre druidique : s'il agit dans l'intrt de la communaut, c'est de manire implicite; en fait, il apparat troitement li l'aristocratie, dans laquelle il se recrute, mme si l'on ne peut affirmer que, dans l'ensemble, la fonction ait t rigoureusement hrditaire. En tout cas, il apparat comme la face savante et sacralisante de la figure royale. Les activits exerces par les druides (au tmoignage de Csar comme des vieux textes de l'Irlande) pourraient mme servir dfinir de manire exemplaire cette fonction sociale primordiale que G. Dumzil a mise au jour chez les anciens peuples indo-europens et qu'il a appele, aprs l'indianiste A. Bergaigne, du nom heureux de souverainet . Souverainet, c'est--dire tout ce qui, activits ou modes de penser, rgit les formes suprieures d'administration du sacr et, sous la garantie des dieux, de la socit des hommes, avec leurs prolongements thologiques, juridiques et, plus largement, la pit, l'intelligence, la divination ou le savoir. La royaut proprement dite occupe dans ce schma une position part, transcendant les deux autres fonctions (guerre et force physique d'une part, fcondit et productivit de l'autre) tout en exerant le pouvoir au nom de la premire; et l'on voit dans l'Inde le roi provenir dans la pratique de la caste guerrire.

On ne saurait par ailleurs oublier que les conditions documentaires dans lesquelles nous atteignons le paganisme celtique nous interdisent toute investigation en profondeur sur les motivations proprement religieuses du prtre, sur ce qu'on serait tent d'appeler une vocation. En effet, l'historiographie grco-romaine ne s'y intresse pour ainsi dire que de l'extrieur. Csar nous a laiss, on vient de le rappeler, une description infiniment prcieuse de l'institution druidique (De bello Gallico, VI, 13-14); mais c'est une description d'ethnologue, vraisemblablement tire du voyageur-philosophe Posidonios, et d'ailleurs sommaire, du druide duen Diviciacus. Csar ne pouvait retenir, eu gard son objectif, que l'action politique : il n'a pas cherch en quoi le prtre et le politique ont pu interfrer.

Quant aux littratures insulaires mdivales, elles foisonnent en pisodes qui mettent en scne des personnages issus de la tradition druidique : magiciens, conteurs, voire un ancien dieu-druide comme Dagd. Mais les clercs qui l'on doit la recension dfinitive des rcits irlandais ou gallois les ont expurgs en tant la fonction druidique une partie de son aspect religieux, du moins au niveau lev o il pouvait offusquer une conscience chrtienne : c'est--dire prcisment ce qui intresse l'engagement du prtre celtique l'gard de la divinit. Faut-il le dire ? Les littratures celtiques anciennes n'ont livr l'quivalent ni d'un Lamennais ni mme d'un Bernanos. En revanche, la place du druide dans la socit donne matire un riche dossier, dont on ne peut prsenter ici que quelques pices matresses. C'est donc dans un cadre minemment social que la question de l'engagement peut tre envisage, mme si - et ceci n'est nullement contradictoire - les comptences multiples de la classe druidique mlent de manire indissociable, comme en toute socit archaque, sacr et profane.

I - Les origines

Elles ont donn lieu, dans un pass encore rcent, maintes controverses. J. Pokorny voyait dans l'institution druidique l'un des vestiges pr-indo-europens qu'il croyait reconnatre dans les langues et les civilisations celtiques. Plus rcemment, l'historien de l'Antiquit J. Harmand y a vu une institution peu ancienne. En vrit, comme on l'a brivement indiqu plus haut, il y a lieu de distinguer l'institution et la terminologie qui s'y rapporte. Cette dernire peut tre moins archaque, en ce sens que les mots clefs qui dsignent le prtre-savant ou le devin (druid-, bardo, weled-) se retrouvent la fois en Gaule, en Irlande et, pour les deux derniers, en Galles, sans remonter pour autant comme tels la prhistoire indo-europenne. Du moins ces trois termes sont-ils antrieurs la sparation, plus rcente il est vrai qu'on ne le pensait nagure, entre les Gals d'Irlande et le complexe gallo-brittonique (comprenant la majorit des Celtes continentaux et de Grande-Bretagne). Rappelons d'ailleurs en passant qu'il y a lieu de renoncer dfinitivement l'analyse traditionnelle de druid- (ainsi chez Csar, plur. druides, etc., et en proto-galique : cf. v. irl. dru, plur. druidi) par le nom du chne , analyse inspire entre autres par le rite de la cueillette du gui. Le vieux breton dorguid devin qui lui est visiblement apparent de prs, invite en effet y reconnatre un compos de la racine *weid- qui, ds l'indo-europen, se rfrait la vision physique, mais aussi la voyance, et de l au savoir et la sapience. Cette valeur religieuse subsiste, dgrade, dans les mots russe vd'ma sorcire et armnien get sorcier, devin . Lacise, elle a fourni les verbes savoir au germanique (nerl. weten, etc.; mais cf. encore angl. wise sage, avis ). Restreinte son emploi physique, elle nous a donn notre verbe voir (lit. uidere; cf. angl. wit-ness tmoin ). Le sens de druid- est donc trs savant (ou trs voyant) . L'irlandais a, en outre, form sur le mme modle su (*su-wid-) trs sage , qui dsigne parfois le druide dans les textes mdivaux. Mais ce modle mme est indo-europen : dans l'Inde, les composs nominaux en -vd- sont dj rig-vdiques; ds l'poque vdique tardive, l'une des pithtes du brahmane est evam-vid- (litt. qui sait de manire conforme, qui sait le vrai ), et d'ailleurs le sanscrit n'ignore pas le compos su-vid-, faiblement et tardivement attest, il est vrai. Sans doute, le nom du druide n'est pas ranger formellement parmi ces conservatismes en matire de terminologie juridico-religieuse que le monde italique ou celtique partage avec le monde indo-iranien (type lat. rix, celt. rix roi : sanscr. rj-, rj, ou encore lat. flamen : scr. brahmn-). Il reste que la structure du mot et sa signification institutionnelle, identiques depuis l'ouest du Continent jusqu' l'Irlande, attestent son existence ds l'poque proto-celtique et font prsumer la haute antiquit de l'institution elle-mme. C'est ces antiques confrries sacerdotales, qui apparaissent dans leurs milieux respectifs comme des survivances, que J. Vendryes, ds 1914 (dans une communication publie et connue en 1918), attribuait les concordances de terminologie juridico-religieuse conserves par les rgions priphriques du monde indo-europen. Le trait le plus frappant, on l'a indiqu ci-dessus, est le contrle exerc par le druide sur le pouvoir que nous nommerions aujourd'hui excutif, l'origine la royaut. Elle-mme hritage prhistorique, elle survit avec ses formes traditionnelles en Irlande jusqu' son incorporation la couronne d'Angleterre, en Bretagne insulaire jusqu' l'poque romaine; mais, dans la Gaule de Csar, elle avait cd presque partout le pas un rgime de magistratures. Mais mme alors l'action du druide demeure prpondrante : ce sont les druides duens qui lvent Convictolitavis la magistrature suprme (Cs., B. G., VII, 34, 4), selon la coutume nationale (more ciuitatis), la royaut ayant d'ores et dj disparu (intermissis magistratibus). Un rcit pique irlandais montre comment l'incantation druidique intervenait lors de l'lection du roi suprme de l'le (ard-r), et d'une faon gnrale la littrature irlandaise abonde en tmoignages sur l'autorit spirituelle que les druides, en particulier celui qui tait attach la cour, exeraient sur le pouvoir. Si le druide n'avait pas proprement autorit sur le roi, la coutume lui assurait du moins une prrogative (au sens romain du terme) que le rhteur grec Dion Chrysostome, au dbut du IIe sicle de notre re, a bien exprime : sans les druides, il n'tait permis au roi ni d'agir ni de dcider (Disc., 32 = anc. 49). Formule que rpte presque mot pour mot tel rcit du cycle d'Ulster c'tait un des interdits du roi (des Ulates) que de prendre la parole avant ses druides : mme le fier Conchobar s'y soumet docilement. Un vieux trait lexicologique irlandais, la Convenance des noms (Cir anmann), oppose les druides qui sont des dieux aux hommes du commun qui ne le sont pas. Or, ces traits se retrouvent dans l'Inde ancienne, o le brahmane est magnifi ds les temps vdiques, jusqu' tre qualifi de dieu-homme , et o l'on voit les raja s'attacher un chapelain titre personnel, la fois conseiller, garant de la bienveillance divine et exorciseur, et qui, dans le crmonial de la cour, avait la prsance (de l son nom de puro-hita- plac devant ). Et le peu que nous percevons d'authentique dans la Rome des rois (les quatre pr-trusques du rcit traditionnel) donne penser qu'une solidarit de mme ordre unissait le rex et le plus minent des trois flammes majeurs : celui qui desservait le culte de Jupiter, le dieu latin que ses attributions rapprochaient le plus de la souverainet telle que dfinie ci-dessus. Dans son Mitra-Varuna, p. 26 sv., G. Dumzil a dress un tableau saisissant des concordances entre les contraintes rituelles imposes Rome au flamine de Jupiter et en Inde au brahmane. Or, on vient de voir que flamen et brahmn- reposent sur un mme original prhistorique, les objections ritres l'encontre de ce vieux rapprochement (et dont aucune n'est dirimante) se heurtant ici une sorte d'vidence premire; et cette identit la fois rituelle et lexicale forme une sorte de chanon permettant de relier cet ensemble le druidisme celtique, o un *blaxmon- n'a jusqu'ici pas laiss de trace mais aura t remplac par ce qui semble avoir t une qualification laudative, sorte de titre crmoniel : qui a science ou voyance profonde . Ces concidences n'puisent pas la liste. En voici quelques-unes encore, trs diffrentes, dont seul peut rendre compte le soin avec lequel des corporations savantes ou sacerdotales ont su maintenir chacune de son ct, travers deux millnaires d'une protohistoire coup sr mouvemente, une tradition jalousement entretenue. C'est, par exemple, la fidlit au blanc comme symbole de la premire fonction , par opposition notamment au rouge des rois ou des guerriers, qu'il s'agisse du bonnet du flamine romain (l'albo-galerus) ou du vtement de l'officiant indo-iranien (car certaines des concordances s'tendent l'Iran mazden) ou celtique : deux notices de Pline l'Ancien (XVI, 149; XXIV, 103) sont cet gard tout fait premptoires. - D'autre part, le plus vieux droit irlandais (dont la rdaction parvenue jusqu' nous s'chelonne du VIe au VIIIe sicle) et le plus vieux droit indien (Lois dites de Manu, dont la recension est plus ancienne d'environ un demi-millnaire) prsentent entre eux des convergences portant sur des points prcis, et qui ne sauraient tre fortuites : l'incapacit de la femme, formule en termes pratiquement identiques, avec la mme exception pour la fille piclre, substitut du fils en l'absence d'hritiers en ligne masculine; le nombre de gnrations retenues comme constitutives de la grande famille; les divers modes de mariages, etc. Les druides et les brahmanes ont entretenu de mme la croyance en l'efficacit magique de la dclaration ou du rcit vridique. Ainsi, un texte irlandais, peut-tre du VIIIe sicle, fait noncer un juriste lgendaire une srie d'aphorismes destins un prince, lui promettant, s'il pratique la Vrit, un rgne heureux et puissant, l'loignement de la mort pour ses populations, un juste quilibre des saisons, etc. Il n'est pas rare que des textes narratifs assurent ceux qui les coutent protection, succs en justice, en voyage ou la chasse : en quoi l'Irlande rejoint exactement la doctrine indienne du ravanaphala- ( fruit de l'audition [vridique ou sacre] ), plusieurs fois raffirme dans le Mahabharata par exemple. On sait par ailleurs que la Vrit est dans les conceptions indo-iraniennes une composante de l'ordre cosmique; elle fait l'objet d'un respect religieux qui s'affirme par exemple sur les inscriptions monumentales des rois de Perse achmnides. Identique en Inde et dans le monde celtique a t aussi l'attitude des corps savants devant l'criture. Cette dernire, on le sait, tait pourtant connue dans la Gaule hellnise, surtout Marseille, ds le VIe sicle avant notre re; des inscriptions en langue gauloise montrent que l'alphabet grec avait lentement pntr le long de la valle du Rhne et mme au-del de la Loire. Et, si obscure que soit l'origine des critures indiennes, il parat vraisemblable que les relations avec l'Empire perse, matre de la rgion de l'Indus, avaient apport l'usage, des fins administratives ou mercantiles, de la langue et de l'criture aramennes, bien que tout tmoignage direct fasse ici dfaut. Quoi qu'il en soit, mme les grammairiens sanscrits (sans parler par exemple de l'pope) ne font aucune allusion l'criture. Et il est curieux de constater que l'pigraphie indigne apparat au IIIe sicle en Inde comme - de manire trs limite - en Gaule du Midi. Quant l'emploi de l'ogam maintes fois voqu dans la littrature irlandaise, il ne s'agit pas encore du systme alphabtique qui se constituera sous ce nom dans l'Irlande chrtienne et latinise du IVe sicle, mais de signes magiques, sortes de sortilges gravs, dont seuls, d'ailleurs, les druides ou les filid avaient la matrise. On est donc en prsence d'un attachement bilatral, et dlibr, au principe de l'oralit, avec cette circonstance rvlatrice qu'en ce qui concerne la Gaule, la responsabilit des druides est explicitement affirme par le tmoignage de Csar (B. G., VI, 14). En Inde, o Vak ( Parole ) tait divinise, on estime que la transmission exclusivement orale des parties versifies du Veda (hymnaires, formules liturgiques, etc.) s'est poursuivie jusqu'au milieu du Moyen ge; nagure encore la mmorisation de textes trs tendus tenait une grande place dans l'apprentissage des futurs pandits. On a pu parler ce propos, comme d'une constante de l'rudition indienne, d'un long ddain pour la chose crite. Mais ici nous touchons un aspect trop essentiel du druidisme - l'enseignement, la valeur sacre de la parole, la part de la mmoire et de l'improvisation dans la composition potique ou savante -, pour ne pas lui rserver un dveloppement part, qu'on trouvera plus loin.

II - Organisation hirarchique, enseignement, recrutement

Par organisation hirarchique , il ne faudrait pas entendre une structure cohrente, sorte d'glise constitue soumise une autorit centrale analogue celle qu'exerait Rome le pontifex maximus. Le monde celtique ancien ne comptait pas, on le sait, d'tats centraliss. Cependant, d'une part, la classe des druides possdait au moins l'embryon d'une organisation supra-nationale : il suffit d'voquer la runion que les druides des diverses cits de Gaule tenaient tous les ans. D'autre part, ces mmes druides gaulois lisaient une sorte de prsident, investi, dit Csar (VI, 13, 8), de la plus grande autorit morale (summam auctoritatem). En outre, la classe comptait diverses fonctions spcialises, mieux connues pour l'Irlande que pour la Celtique continentale mis part trois d'entre elles : l'invocateur, le devin et le barde :

1 - c'est par invocateur qu'il convient d'interprter le mot transcrit gutuater sur quelques ddicaces latines de Gaule, l'lment gutu- tant rapprocher de l'irl. guth voix , ce qui placerait le gutuater dans la classe druidique un niveau comparable celui du hotar brhmanique (sans parent tymologique entre les deux noms); on notera que le titre, conserv exceptionnellement l'poque romaine, dsigne un prtre attach un culte particulier (en l'espce celui d'Anvallos, dieu rgional d'Autun, et de Mars, lequel recouvre coup sr un dieu tutlaire de cit ); or, ce service d'un culte personnel n'est jamais dit d'un druide et c'est ce caractre troitement cultuel qui l'avait sans doute fait tolrer par le pouvoir romain;

2 - le devin (en Gaule uatis, en Irlande faith), porte un vieux nom indo-europen occidental conserv en latin, et dont la racine renvoie la notion de possession ou de transe mystique , puis d 'inspiration divinatoire ou potique , valeurs encore trs sensibles en germanique : le nom d'Odhinn (Wotan) en drive, ainsi que les mots all. Wut fureur ou v. anglais wods chant ; ce dernier sens est aussi, avec la nuance particulire de chant de louange , celui du moy. gallois gwawd; la tradition galique a cependant privilgi un nom du voyant (fiIe, au pluriel filid, du celt. anc. *wel- voir ), qui dsigne le plus gnralement dans les textes les divers reprsentants du corps savant ou magicien; peut-tre par suite de l'effacement du druide prtre, il occupe un rang lev dans la hirarchie sociale; la prophtesse Velleda de la petite tribu germanique rhnane des Bructres indique que le prestige de ce nom, et sans doute de la fonction, ont rayonn la priphrie du monde celtophone; l'Irlande connat aussi la devineresse (ban-file);

3 - plus connu, le barde (anc. bardos, irl. brd, gall. bardd, etc.) tait proprement le louangeur , le chantre charg de composer l'loge versifi des chefs ou un chant de guerre devant les troupes (cf. sanscr. gir- chant de louange ); attest dans toute l'tendue du monde celtique, il reprsentait un degr modeste dans la classe druidique, et sans doute est-ce pour cette raison qu'il lui a survcu pour ainsi dire jusqu' nos jours : qui dit barde ne pense-t-il pas d'abord ces mnestrels bretons (barzhed) qui, au XIXe sicle encore, s'en allaient de foires en chteaux drouler les couplets de leur composition ou de leur rpertoire ? Chose trange, le mystrieux pouvoir qu'ils tenaient d'une antique tradition n'avait pas tout fait disparu, et il arrivait qu'on les consulte dans les affaires graves de la famille : aussi bien, tous les potes ou chanteurs populaires ne dtenaient pas le titre de barde. Comme on lisait en Gaule un druide suprme (au terme d'une comptition qui n'tait pas toujours platonique), de mme l'Irlande proclamait, au terme d'une disputatio verbale, un docteur (ollam, littralement suprme, minent ), qui revtait une robe spciale : tmoin, par exemple, le Colloque des deux sages , dont le vainqueur tait l'un des plus illustres potes mythiques de l'le, Ferchterne. Ici encore, rencontre entre traditions gauloise et galique. Le recrutement des druides de l'Antiquit tait, cela va sans dire, aristocratique - entendons qu'il concernait les deux premires classes, traduction dans la pratique sociale des deux fonctions dumziliennes de souverainet et de force guerrire. Toutefois, il importe de noter, pour notre propos, que nous n'en connaissons pas les rgles prcises, dont il n'est pas sr qu'elles n'aient pas vari avec le temps, les peuples, les circonstances. Nous les dduisons d'aprs les textes, spcialement irlandais, qui sont de nature plus pique ou mythologique que religieuse.

On sait du moins par un passage clbre de Csar (VI, 14) que les apprentis druides passaient par un noviciat de vingt annes, dure que la tradition irlandaise rduit douze ans. D'autre part, le mme texte nous apprend que les druides taient les ducateurs de la jeunesse. Ds lors se pose une question. Entre leurs lves, nombreux (magnus adulescentium numerus), et les candidats retenus la prtrise, o se situait la limite, comment s'oprait la slection, et quelle tait la part de la slection et celle de la vocation ? Cl. Sterckx, que la question a rcemment retenu, suggre que si l'accs l'enseignement n'tait pas rserv la caste druidique, il peut ne s'tre agi que d'une partie du savoir profane ou, au plus, de formes auxiliaires de sacerdoce ne requrant qu'un cursus moins long, tandis qu'on a pu rserver aux fils de druides les formes suprieures de la science thologique, les arcanes. De fait, ajoute Cl. Sterckx, des textes les plus anciens... aux derniers sicles des populations claniques d'Irlande et d'cosse, l'hrdit des fonctions (druides, potes, musiciens, mdecins...) est gnrale . Il semble bien en effet ressortir de deux passages du pote bordelais Ausone (Prof. Burdigal., IV, 7 et X, 22 Peiper) que des sacerdoces exercs autrefois en Gaule taient hrditaires. Le fait que les deux personnages voqus soient devenus au temps d'Ausone des rhteurs et des professeurs tmoigne mme d'une volution caractristique : le savoir s'est lacis en mme temps qu'il s'est latinis, mais il est rest une constante dans les deux familles. D'autre part, une version du clbre rcit pique irlandais le Rapt des vaches de Cooley (Tin b Cualnge) voque le grand druide Cathbad et sa classe de cent cinquante enfants nobles, dont huit seulement, dit le texte, taient capables de science druidique ; et une autre version parle, propos de la mme classe, de cent tourdis , nous apprenant ainsi que les lves n'taient pas tous arms de fortes motivations, et en mme temps que les chiffres de 100 ou 150 taient conventionnels, donc exagrs. D'autre part, il n'y avait pas de cloisons tanches entre la classe druidique et la noblesse guerrire; tel fils de noble pouvait devenir druide, et inversement : le roi d'Ulster Conchobar tait le fils du druide Cathbad. En Celtique continentale, le druide Diviciacus commande une arme duenne (Cs., II, 10, 5); en revanche, il ne ressort pas clairement du tmoignage de Cicron (De diu., II, 37) que le chef galate Djotarus, contemporain de Csar, ait lui-mme accompli l'acte technique d'une prise d'auspices : il a pu tre accompagn d'un augure professionnel comme et fait un gnral romain. Que conclure de tout ceci ? Assurment - la longueur mme des tudes l'imposait -, le recrutement des lves tait rserv l'aristocratie et, du moins pour les premiers degrs, non ncessairement la seule classe druidique. Or, on va voir que celle-ci comportait une srie de grades, de fonctions d'ingale dignit. Il est donc prsumer que des tudes plus courtes, limites au savoir laque (au sens tout relatif de ce terme), conduisaient certains grades, tandis que les plus levs, o entrait une part indterminable de vocation personnelle, de slection intellectuelle et de tradition familiale, auront t rservs une lite. Ceci, sans compter des avantages apprciables : exemption d'impts et de service militaire (Csar, VI, 14, 1).

Avec le temps, l'appartenance familiale, qui d'ailleurs devait avantager intellectuellement les candidats, a pu devenir prpondrante, jouer ds l'enfance et envahir mme les fonctions subalternes. Quoi qu'il en soit, tous les historiens ont soulign l'originalit, dans les socits occidentales antiques, d'un systme ducatif subordonnant de manire aussi troite un clerg la formation des lites; et l'on a mme pu voquer ce propos le rle des jsuites dans nos socits l'poque moderne. Il est vrai que le monde grco-romain n'offre rien de pareil; et sans doute le dveloppement inhabituel qu'y consacre Csar trahit-il, de la part de ce sceptique en matire religieuse, un certain tonnement. Ici encore s'impose la comparaison avec l'Inde ancienne o, aprs l'enseignement lmentaire des lettres et du calcul, le trs jeune adolescent entrait dans le brahmacarya, nom qui indique clairement qu'il s'agissait d'une sorte de noviciat : le savoir laque y tait abord dans ses rapports avec le Veda au sens large. En vrit, il s'agit l'vidence, dans la Celtique comme en Inde, d'une conception archaque de la socit o le savoir n'est pas dgag encore de la spculation et de l'exprience magico-religieuse. La socit trusque, o les devins (rapprochs des druides par Cicron dj, De div., I, 41) enseignaient la jeunesse noble et attiraient encore l'poque romaine les fils de patriciens, prsente un stade analogue, avec, toutefois, une emprise sociale sensiblement moindre. On en dira autant de l'ancienne cole pythagoricienne de Grande-Grce, o la spculation sur les nombres et sur les astres voisinait avec l'exprience mystique, et o les anciens avaient d'ailleurs relev les croyances communes avec les druides touchant l'immortalit de l'me. Comment pouvait se prsenter cet enseignement ? Sous le signe de l'oralit, cela va de soi; mais l'oralit ne va pas sans une mnmotechnie labore. Comme nous avons tout lieu de croire que la littrature rudite de l'Irlande mdivale a prserv une partie de cet enseignement - en principe la partie profane mais, par bonheur, la discrimination n'a pas t trop svre -, nous pouvons nous faire une ide, non seulement du contenu de la matire, mais de la manire mme dont elle tait expose. Ainsi, le Glossaire de Cormac, compil vers 900, et source majeure pour notre connaissance de la vieille tradition galique, se prsente sous la forme de sentences concises composes, ciseles plutt, dans une langue savante, prcieuse, mtaphorique, riche en archasmes, dont les filid s'enorgueillissaient de matriser toutes les subtilits; c'est cette mme recherche artiste qui prside la posie lyrique galloise des dbuts du Moyen ge : la monotonie des thmes y est rachete par l'extrme recherche de l'expression. Nul doute qu'il se soit agi, l encore, d'un phnomne de tradition, li l'oralit : formules religieuses, aphorismes de droit, strophes laudatives destines aux rois ou aux hros, tout cela devait, pour tre mmoris, mais aussi pour plaire l'lite, chapper la banalit de la langue commune. Et, l'cole druidique, il fallait l'exgse du matre, et le dialogue qui s'engageait entre matre et disciples, non seulement pour comprendre, mais encore pour actualiser, faire vivre en quelque sorte ces condenss traditionnels et immuables. De ces dialogues, les morceaux savants, souvent de caractre tiologique, qui maillent les sagas irlandaises donnent une ide. Un personnage interrompt le rcit en entendant un nom qui retient sa curiosit : d'o vient tel nom ? et un savant file, jamais court, de rpondre : ce n'est pas difficile... . Suit un topos qui nous fait connatre une lgende appuyant une tymologie. Le procd est constant. Or, cette manire de faire alterner morceaux sotriques, versifis lorsqu'ils ont un caractre lyrique, et le rcit ou le commentaire rdig dans une prose plus fluide, moins archaque au moment de sa fixation par crit, on la retrouve dans d'autres littratures du monde indo-europen ancien. Parfois mme les sutures en prose n'ont pas survcu au moment de la mise par crit. A. Meillet a ainsi propos, de manire sduisante, d'expliquer l'obscurit et le dcousu des stances zoroastriennes de l'Avesta, les gth. La littrature vdique ou bouddhique mme offre des faits du mme ordre. Il reste un souvenir de ce procd dans le thtre grec, o alternent les parties chantes par le coeur, de versification complique, composes dans le dorien conventionnel et savant du genre lyrique, et les parties dialogues, qui seules font progresser l'intrigue, et utilisent en principe le parler courant d'Athnes, dans un mtre souple, proche du rythme naturel de la langue. Or, la plus ancienne posie lyrique irlandaise ou galloise, dont certaines pices peuvent avoir t composes ds le trs haut Moyen ge, se trouve, mutatis mutandis, dans une situation comparable celle des gths de l'Avesta : les dveloppements originaux en prose qui les encadraient et leur assuraient une cohrence ont pratiquement disparu. Plus tard seulement les sagas irlandaises ont enchss de tels morceaux lyriques, dont la forme recherche contraste avec l'absence d'art de la prose qui droule la trame du rcit.

la lumire de ce qui prcde, on comprend mieux le refus de l'criture. Hritage de la prhistoire, sans doute, maintenu par le conservatisme inhrent toute religion. Mais cette attitude a pris un autre sens lorsque les circonstances historiques eurent introduit la connaissance de l'criture dans les pays celtiques. Aux deux raisons un peu courtes allgues par Csar : souci d'sotrisme corporatif et danger d'affaiblissement de la mmoire chez les lves, Dumzil, mis en veil par un texte de Plutarque (Numa, 22, 2), en a substitu une troisime, plus profonde et d'o dcoulent les deux autres : sans la parole vivifiante du matre, ce savoir tait vou la sclrose, il devenait seulement formulaire, et donc, comme dit Plutarque, apsukhon. C'tait, en somme, le moyen de concilier tradition et actualit. Cl. Sterckx fait remarquer ce propos que les inscriptions celtiques ou mme gallo-romaines s'en tiennent des messages immuables (pitaphes, ex-voto, excrations... ) jusqu' l'poque chrtienne. Il est vrai que la Gaule conquise par Csar, qui ne manquait pas d'coles, n'a donn aucun crivain latin avant le Bas-Empire : inconscient ou non, serait-ce l un effet du vieil interdit druidique ?

III - Savoirs et pouvoirs

On l'a vu, l'un des traits par o le statut des druides rejoint celui des brahmanes de l'Inde est leur proximit vis--vis du pouvoir : pouvoir royal l'origine, en tant qu'il continuait la vieille royaut sacerdotale indo-europenne, rgime de magistratures qui prvalait en Gaule continentale au temps de Csar. Il est mme significatif qu' la diffrence de ce qui s'est pass chez les trusques et Rome aprs l'viction des rois, o le lucumon et le rex sacrorum ne conservent plus que des fonctions sacerdotales, les druides de Gaule disparaissent compltement de la scne ds le lendemain de la conqute. L'autorit romaine ne pouvait tolrer pareille emprise sur les rouages de la socit ; mais elle a laiss subsister, du moins l'chelon municipal, une fonction politique avec le vergobret, dont le pouvoir, d'ailleurs trs coercitif - le mot peut s'interprter qui a le jugement efficace ou excutoire -, tait auparavant sanctionn par les druides (per sacerdotes more ciuitatis, dit Csar, VII, 33, 4). Magistrat suprme chez des peuples aussi loigns l'un de l'autre que les duens ou les Lexovii (Lisieux), il se retrouve l'poque romaine, Saintes, conservant son titre mais en mme temps prpos au culte imprial et questeur urbain. La puissance spirituelle des druides au service du pouvoir temporel, qui en tait l'manation, les dsignait comme ambassadeurs et mme comme intercesseurs au service de la paix. L'crivain grec Appien voque Bituit, roi des Allobroges vers 220 av. J.-C., venant en somptueux quipage au-devant du gnral romain Domitius Ahenobarbus, suivi d'un pote chantant la louange la fois du roi et de son ambassadeur (Hist. rom., IV, 22). De son ct, Diodore de Sicile nous montre les druides exerant une grande influence sur les questions de paix et de guerre , et en particulier s'entremettant entre deux armes adverses, prtes s'affronter, pour arrter le combat (V, 31). Mais ce pouvoir mme, c'est avec les moyens du pote-magicien qu'il s'exerce, comme le montre par exemple ce passage d'un rcit irlandais, dont j'emprunte la traduction Fr. et Chr. Le Roux-Guyonvarc'h (Druides, p. 107) : Alors se leva le pote prophtique la parole tranchante, l'homme au grand art potique... et les hommes d'art des Fianna [nom du clan]... et ils se mirent chanter leurs lais... et leurs hymnes de louange tous ces hros [opposs dans un combat] pour les calmer et les adoucir. Ils cessrent de se broyer et de se hacher devant la musique des potes... Les potes ramassrent les armes et ils firent la rconciliation entre eux . On ne saurait mieux caractriser la fois la puissance magique prte la posie et aussi le soin que met le rdacteur chrtien viter de parler de druides. Dans un autre rcit, on voit le druide Sencha arrter deux reprises une querelle qui s'lve entre les guerriers ulates. On sait quelle activit diplomatique a dploye l'duen Diviciacus. Lorsque la nation duenne s'est trouve expose au danger germanique, il n'a pas hsit se rendre Rome, l'anne du consulat de Cicron, pour y chercher du secours, puis, en 58, appeler l'intervention de Csar, et enfin, au cours de la premire campagne de Belgique, intercder en faveur des Bellovaques, anciens allis des duens. Pourtant, Diviciacus n'tait pas qu'un ngociateur habile : il tait, nous apprend Cicron, trs vers dans les sciences de la nature et dans l'art divinatoire (De diu., I, 41, 90). Leur proximit avec le pouvoir politique faisait des druides des juges et des jurisconsultes. Ceci n'avait pas chapp Csar, membre d'une nation minemment juriste et procdurire. Le proconsul s'arrte mme cet aspect de l'activit des druides bien plus qu' leurs charges sacerdotales, distinguant mme droit civil et droit public, prcisant, entre autres dtails, que les crimes, les litiges successoraux ou fonciers donnaient lieu compensation pcuniaire ou, comme en droit irlandais, des prix d'honneur (praemia, VI, 13, 5), mais aussi que la cit ou le particulier qui s'y droberait tait puni d'une interdiction de sacrifice, poena grauissima (id., 6) : la sanction suprme tait donc d'ordre religieux. Et sans doute, les controuersiae et les iudicia dont parle Csar (VI, 13, 10) propos de l'assemble annuelle des druides visent des sentences d'arbitrage et des procs pour lesquels l'assemble sigeait en degr d'appel, ou qui concernaient deux nations ou deux fdrations en conflit. L'un des monuments les plus authentiques sans doute de la science druidique est le vieux droit irlandais, dont les articles sont composs en vers heptasyllabiques termins par une unit rythmique fixe (dactyle) pour les besoins de la mmorisation, ce qui souligne ses origines orales.

Le celtique commun avait un radical bret- pour prononcer un jugement, exercer la justice : au uergo-bretos gaulois rpond le brithem juge galique (cf. aussi breth jugement , gallois bryd avis, pense ). La langue des traits de droit irlandais est, comme celle de certains fragments lyriques, la forme la plus archaque du galique que nous puissions atteindre aprs les inscriptions en ogam; et, quant au fond, on a vu quelles analogies il prsente avec le Manavadharmaastra ( Lois de Manu ). Un autre tmoin de la science druidique est le grand calendrier pigraphique, rdig en gaulois, retrouv Coligny (Ain), et o s'affirme encore l'arrire-plan la vieille conception lunaire de la division du temps, donc de l'anne, corrige par les donnes solaires. La concidence entre le mois de Samonios et la fte irlandaise de Samain, comme la rencontre de la date de la fte de Rome et d'Auguste Lyon (ancienne fte du dieu Lugus) et de celle de Lugnasad en Irlande, ou encore de l'assemble druidique et du Beltaine irlandais, tout cela montre que les druides, ici encore, taient comme les pontifes romains les gardiens d'une trs antique tradition. On a vu plus haut quelle force la culture celtique attribuait la posie. On ne s'en tonnera pas. Il en allait de mme dans la Rome primitive : le double sens de carmen, littralement chant (*can-men), et qui dsigne la fois le charme , la formule magique et le pome , suffit le rappeler. Et cette croyance a persist longtemps en pays celtique : un proverbe breton ne dit-il pas que la posie est plus forte que les trois choses les plus fortes : le mal, le feu et la tempte ? On croirait lire un aphorisme tir d'un recueil druidique. L'une des prrogatives les plus constamment prtes aux druides, en effet, est la matrise des lments naturels : c'est Ferchterne, dj rencontr, qui fait baisser les eaux du lac et des rivires quand il satirise, et les fait gonfler quand il loue; c'est Forgoll, qui ose menacer son roi d'une satire qui rendra striles les arbres et les champs du royaume; c'est, dans le pome gallois le Combat des arbrisseaux , le sortilge d'o est sorti le motif shakespearien de la fort marchante . Sans doute, nous quittons ici le domaine de la vie sociale pour entrer dans celui des croyances et de la lgende : mais une croyance collective n'est-elle pas en soi un fait social ? Il en va de mme du blme. Car s'il compose des chants de louange, le druide est aussi un satiriste auquel on prtait une redoutable efficacit : ceci n'tant, au reste, qu'un autre aspect de la force contraignante de la Parole, comme l'ont bien vu Fr. et Chr. Le Roux-Guyonvarc'h : la parole ou la prdiction du druide a dtermin, court ou long terme, les conditions de sa ralit (Druides, p. 199). Que d'ulcres, souvent mortels, causs par une maldiction ou un blme, voire par le faux jugement d'un file ! Nagure encore, on composait en Bretagne des pomes satiriques pour venger un dommage ou une offense... Si le druide gaulois, le file irlandais ou le barde gallois est ainsi conteur, satiriste, matre en posie et en grammaire, il est aussi, ncessairement, gnalogiste et mythographe : c'tait en ce temps la forme du savoir historique. On l'a vu au dbut de cet essai, il n'est pas douteux qu'on doive attribuer la classe sacerdotale le mrite d'avoir gard en mmoire ce trsor de traditions et de lgendes qui fait la richesse unique des littratures celtiques mdivales, avant que les clercs chrtiens ne les mettent par crit, les sauvant de l'oubli o risquait de les emporter l'effacement du paganisme : bndiction sur quiconque gardera fidlement la Razzia [des vaches de Cooley] en mmoire , dit l'un d'eux, qui croit devoir ajouter toutefois qu'il ne croit pas cette fable (fabula), tissu de fictions potiques ou d' artifices de dmons (praestigia demonum). D'une faon gnrale, la socit celtique semble avoir eu la hantise de l'oubli; Rome, la memoria avait t elle aussi, ds l'veil d'une conscience historique, une proccupation majeure des familles patriciennes. En Irlande, indpendamment des scla ou rcits proprement dits, des recueils comme le Cir anmann dj cit, ou les Dindsenchas (litt. histoires des villes ) sont mettre au compte des druides historiens , les sencha ( antiquaires ), un nom port par ailleurs par plus d'un personnage des rcits. Pour l'Antiquit, Camille Jullian avait autrefois runi, dans un essai qui n'a pas t remplac, les thmes littraires de tout genre que les crivains grecs ou latins sont susceptibles d'avoir emprunts la tradition celtique. Mais les druides sont aussi de savants naturalistes, astronomes ou herboristes et, par suite, des mdecins. Les crivains grecs parlent leur sujet de phusiologoi; Csar nous les montre occups des mouvements des astres et de cosmographie (VI, 14, 6). Mais l encore ils agissent autant par leur pouvoir surnaturel que par leur savoir. Lorsque le druide-mdecin du roi d'Ulster Conchobar, Fingen, nonce : c'est la force de la sagesse mdicale, la gurison des blessures, l'loignement de la mort , nous avons un cho de l'ancienne conception tripartie de l'art mdical chez les Indo-Europens, qui s'exprime aussi dans l'Avesta et chez Pindare. Aussi une opration, mme habile, pouvait avoir des effets inattendus. Tmoin la msaventure d'un gardien de Tara, l'antique capitale de l'Irlande: l'oeil de chat qu'on lui avait greff s'ouvrait la nuit aux cris d'une souris ou d'un oiseau, mais laissait endormi le malheureux portier lorsque arrivait une troupe. Diancecht, le dieu-gurisseur des grands dieux, devenus hros d'Irlande (les tuatha d Danann), se fait fort de gurir tout bless, si grave que soit sa plaie, moins qu'on ne lui ait coup la tte. Or, les savants dcoupages anatomiques dont tmoignent les ossuaires sacrs dcouverts Gournay-sur-Aronde (Oise) font sinistrement cho cette apparente forfanterie. Quant au thme des ttes coupes, il trouve, on le sait, son expression plastique dans les sculptures celto-ligures de Provence, Entremont prs d'Aix ou Roquepertuse, pour ne rappeler que ces deux sites bien connus. Comme l'observent Fr. Le Roux et Chr. Guyonvarc'h, la dcapitation, en interdisant toute gurison terrestre, assurait le transfert au vainqueur de toutes les capacits relles ou virtuelles du vaincu (Druides, p. 201). La pharmacope tait riche. La nomenclature botanique transmise par le naturaliste Dioscoride, les recettes mdicales transcrites en gaulois par Marcellus de Bordeaux sont peut-tre l'cho, via quelque trait gallo-romain, de l'enseignement druidique. Ici aussi, on rencontre un savoir pan-celtique : le nom gaulois du gui , parasite du chne dont on sait avec quel crmonial les druides faisaient la cueillette, signifie au tmoignage de Pline ]'Ancien panace (XVI, 249) : or, c'est aussi ce que signifient les composs irlandais et gallois pour dsigner la mme plante.

Conclusion

Il n'tait pour ainsi dire pas de secteur de la vie sociale des anciens Celtes, pas un pan de leur vie intellectuelle qui ne ft plac sous le contrle troit de la classe sacerdotale. Les Celtes offrent ainsi l'exemple d'une organisation archaque dont le monde grec et romain n'a plus, ds l'aube de son histoire, que des survivances isoles. Puissante gardienne de l'unit celtique dans ses formes suprieures, la classe druidique apparat comme un miroir o la socit tout entire se projette en se sublimant. Mais en mme temps cette socit s'en remet entirement, et collectivement elle pour ce qui touche ses rapports avec le divin. Et, si l'aspect individuel du sacerdoce druidique parat pour une trs large part s'effacer devant sa dimension sociale, l'archologie ne montre non plus aucune trace d'une dvotion, d'une pit individuelle. J.-L. Brunaux, prsentant devant l'Acadmie des inscriptions (CRAI, 1997 les rsultats des fouilles rcentes des grands sanctuaires de Picardie, observe qu'il s'agit d'normes sacrifices d'animaux et de trophes guerriers, non d'offrandes individuelles : ni cramiques, ni bijoux; ce sont des trsors sacrs grs par des prtres. Et peut-tre cela rend-il compte, au moins en partie, du caractre exclusivement monastique du premier christianisme irlandais, dont il parat indniable qu'il ait relay sans rupture brutale la tradition druidique. Ceci, toutefois, est un autre sujet.

Suggestions bibliographiques

Tous les aspects du druidisme, vie sociale et doctrine, tmoignages historiques et lgendaires, sont abords dans l'ouvrage dsormais classique auquel on s'est rfr ici plus d'une fois : Fr. Le Roux et Chr.-J. Guyonvarc'h, Les Druides, 4e dition, Ouest-France Universit, Rennes, 1986. Pour une approche plus rapide, on peut voir par exemple : M. Dillon, N. Chadwick et Chr.-J. Guyonvarc'h, Les Royaumes celtiques, trad. et adapt. fran., Fayard, Paris, 1974. J. Loicq, art. Druides et druidisme dans P. Poupard (d.), Dictionnaire des religions, 3e d., P.U.F., Paris, 1992. - Cet article est conu dans le mme esprit que l'essai qu'on vient de lire, mais prend en compte les aspects proprement cultuels et doctrinaux du druidisme, abords ici d'une manire incidente. Cl. Sterckx et P. Cattelain, Des dieux celtes aux dieux romains, d. du CEDARC, B-5670 Treignes, 1997. - Sommaire, mais suggestif, et intgre les rsultats des fouilles des sanctuaires de Gournay-sur-Aronde et Ribemont-sur-Ancre. J'ai connu trop tard l'article brillant, en partie orient vers ces mmes sanctuaires, de J.-L. Brunaux, Le pouvoir des druides, entre mythes et ralits, dans Pour la Science, dossier n. 7625 (octobre 1999). L'dition classique du De bello Gallico de Csar par Benoist, Dosson et Lejay, munie d'un abondant dictionnaire historique auquel avait collabor le celtisant . Ernault (Hachette, Paris, rimpr. jusqu'en 1928), demeure un instrument de travail irremplac en langue franaise. Sur les origines indo-europennes de la classe sacerdotale, le livre-programme de G. Dumzil, Jupiter, Mars, Quirinus, 3e d., Paris, 1941, demeure suggestif malgr sa date et les amnagements ultrieurs qu'on a pu apporter la doctrine. On verra aussi, de M. Dillon, Celt and Hindu dans le Vishveshvaranand Indological Journal, I et part, Vishveshv. Vedic Research Inst., Hoshiarpur (Inde), 1963, et (plus bref) Les Roy. celt., p. 11 sv. L'essai de C. Jullian, De la littrature potique des Gaulois, a paru dans la Revue archologique, 1902, 1. - Conjectural, mais intressant. Sur les procds de composition de la lyrique irlandaise et galloise, ou verra : J. Vendryes, Sur un caractre traditionnel de la posie celtique, 1930, reproduit dans Choix d'tudes linguistiques et celtiques, Klincksieck, Paris, 1952.

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